
Le 100% végétal s'invite à la table de la haute gastronomie

"Des émotions gustatives" incomparables : pour la première fois dans un restaurant trois étoiles en France, Alain Passard sert désormais une cuisine exclusivement végétale, signe d'un tournant encore discret mais réel de la haute gastronomie.
Depuis le début de la semaine, ce chef ne sert plus ni viande, ni poisson, ni produits laitiers, ni œufs à l'Arpège, son restaurant du VIIe arrondissement de Paris qu'il dirige depuis près de 40 ans.
"Ça fait un an que c'était déjà dans les tuyaux", a confié à l'AFP le cuisinier de 68 ans, qui poursuit une démarche entamée il y a 25 ans.
En 2001, le Breton avait déjà décidé de supprimer la viande rouge de sa carte et de se concentrer sur les légumes cultivés dans ses potagers.
Un pari audacieux à l'époque, alors que son établissement s'était bâti une réputation autour de sa rôtisserie, qui lui avait permis de décrocher trois étoiles au guide Michelin en 1996 - qu'il n'a jamais perdues.
Ce virage a fait de lui l'un des premiers ambassadeurs de la cuisine végétale, sans posture militante.
"Je continue à manger un peu de volaille, de poisson...", dit-il. "Mais je suis plus confortable avec le végétal. Ça me permet d'apprendre et puis j'aime ce que ça dégage. Il y a une lumière dans cette cuisine. Il y a des émotions gustatives que je n'ai jamais eues ailleurs."
- "Un travail colossal" -
"Cette décision, je pense qu'on peut dire que c'est un événement", estime Laurent Guez, chroniqueur culinaire pour Les Échos et Le Parisien.
En se passant de tout produit d'origine animale - à l'exception du miel de ses ruches - Alain Passard fait de son restaurant le premier trois étoiles français 100 % végétal.
Claire Vallée avait ouvert la voie en 2021, en décrochant la première étoile décernée à un restaurant de "gastronomie végétale" avec ONA, en Gironde.
L'établissement a fermé l'année suivante et la cheffe de 45 ans a ensuite ouvert plusieurs tables éphémères.
Depuis, aucun autre restaurant français entièrement végétal n'a été sacré par le guide rouge.
À l'international, ils restent également rares. Le Eleven Madison Park, à New York, a supprimé la viande de sa carte en 2021 tout en conservant ses trois étoiles. Aux Pays-Bas, De Nieuwe Winkel (deux étoiles) sublime les fermentations et les plantes oubliées dans une quête d'"umami (l'une des cinq saveurs de base avec le salé, le sucré, l'acide et l'amer, intermédiaire entre acidulé et sucré, NDLR) végétal".
"On peut faire de la création d'élite avec le végétal", affirme Laurent Guez, mais c'est "une cuisine d'exception que tout le monde ne peut pas se permettre."
"Ça demande beaucoup plus de temps de préparation, de savoir, de recherches. C'est un travail assez colossal", confirme Claire Vallée.
- Avoir le choix -
Si le 100% végétal reste marginal, "ça fait très longtemps qu'on fait des menus légumes dans la haute gastronomie", rappelle néanmoins Anne Garabedian, rédactrice en chef de la revue Le Cœur des chefs.
Dès 1987, Alain Ducasse célébrait les plats paysans et végétaux au Louis XV, à Monaco. À la fin des années 1970, Jacques Maximin faisait de la courgette fleur une star au Chantecler à Nice.
Aujourd'hui, "c'est très répandu d'avoir un deuxième menu tout végétal", relève Jörg Zipprick, cofondateur et rédacteur en chef de La Liste. "Sur les 35.000 établissements référencés, nous en avons au moins 6 .000 qui en proposent, y compris parmi les meilleurs."
"Cuisine animale, cuisine végétale... C'est bien qu'il y ait un mélange", note de son côté Alain Passard.
Le chef se donne deux ans "pour asseoir cette cuisine, la travailler, la peaufiner".
Craint-il pour ses trois étoiles ? "Je n'ai jamais pensé à ça. Il va falloir qu'on assure. Si on sort cette qualité-là, je suis hyper confiant", insiste-t-il.
Interrogé par l'AFP, Gwendal Poullennec, directeur international du guide Michelin, dit se "réjouir" de cette transition, "d'autant plus qu'elle est associée à une démarche positive".
"Nous continuerons à suivre l'évolution de la table de l'Arpège, fidèles à nos critères", conclut-il.
Verdict en mars prochain.
T. MacDonald--SMC